samedi 10 août 2013

Jeunes pousses (1/4) - Appréhender l'éternité

I – Appréhender l’éternité

Apesanteur. Terreur. La peur de la mort. Absolue. Terrible. Cet instant d’impuissance ultime qui s’étire à l’infini. Les quatre roues du véhicule ont quitté le sol, ma trajectoire est à son point culminant. Bientôt, la gravité reprendra ses droits, et je devrai subir le flot du temps qui reprend sa course. Alors, ce sera le choc. L’adrénaline. La vitesse. Les couleurs floues qui s’emmêlent. Des tonneaux peut-être. La panique. La douleur. Est-ce ainsi que je vais mourir ? En cet ultime instant suspendu, où je réalise que la mort est plus qu’une idée abstraite, je pense à Lilly et Fleur, mes deux filles. Je pense à Alexandra leur mère. Je me dis que j’aurais bien aimé continuer. Je pense à ce van qui m’a vu grandir et qui va maintenant m’accompagner dans mon dernier voyage. C’est la synthèse de toute une vie, d’une époque, d’idées que j’avais faites miennes. Mon âme mécanique et immortelle. J’aimerais qu’il me survive. Mais déjà le temps me rattrape. Mon cœur se soulève, mes lunettes rondes quittent l’arête de mon nez. J’entends ma guitare qui décolle, les couverts qui s’entrechoquent, les placards qui s’ouvrent. Dans le rétroviseur le monde entier bascule. Le vent siffle. Se cramponner. Serre les dents Bernie, ça risque de faire mal.

***

Alors c’est ça la mort ? C’est un peu comme retirer un sparadrap d’une jambe poilue. L’allégorie vaut ce qu’elle vaut, mais j’ai du mal à trouver les mots. On sait que ça va faire mal. On appréhende un peu plus qu’il ne faudrait. Et puis, voilà c’est fait. Passée la douleur, on est encore là, pas tout à fait le même. Les sens en éveil, l’âme à fleur de peau. Une certaine clarté d’esprit s’installe. Une lucidité surnaturelle. Savoir les choses d’un simple regard. La sensation d’être diffus, sans matière, éther contenu par la seule pensée. Perdre totalement la notion du temps. Une semaine passe comme une minute dans le vert obscur de cette forêt qui m’entoure. Aussi, j’ai vraiment du mal à dire combien de temps s’est écoulé depuis que je me suis « réveillé » à côté de mon cadavre. Des jours ? Des heures ? Des années ? Un calme étrange s’empare de moi tandis que je m’absorbe dans l’étude de ce corps meurtri, défiguré. Pas de ceinture de sécurité bien entendu, les libres penseurs n’en n’ont pas besoin. Si j’avais su. À quoi bon à présent ? Existe-t-il plus implacable fatalité que le constat de sa propre mort ? Plus aucun retour en arrière. En observant ce corps qui était mien, je commence à appréhender l’éternité.

Jeunes pousses (2/4) - Prisonnier

II – Prisonnier

Avant d’être ces os brisés, cette chair en putréfaction, j’étais… Bernie le hippie, pour les passants incrédules qui voyaient arriver mon van exubérant. Bernie le roady, pour les collègues avec qui j’ai passé ma vie à monter et démonter des scènes. Papa, pour Lilly et Fleur, mes deux amours. Bernard, pour mon ex-femme Alexandra et son sourire doux-amer. Je pense à tous ces gens que j’ai rencontrés dans ma vie. Cette vie passée sur les routes. Avec les filles, avec leur mère, avec le chagrin, avec la musique. Tout paraît si simple maintenant. C’est comme observer le personnage d’une comédie dramatique se débattre contre son destin. La douleur, la peine, la joie, la passion ; tout ça était si réel, mais vu d’ici, ma vie n’est plus qu’une succession d’images. Cette distance me fait peur. Je n’ai pas envie de changer, même dans la mort. J’aimais bien cet homme que les années avaient façonné patiemment. Un type jovial, prompt à la plaisanterie. Bon mangeur, bon buveur, le joint facile. Le dernier hippie de France, avait titré un papier local après une interview au PMU du coin. Un titre honorifique dont je tirais une certaine fierté. Mon originalité, mon identité, ma vie telle que je la voulais. Libre sur les routes. Aller de festivals en festivals. Rencontrer des gens, faire l’amour, boire, fumer, rire, pleurer, aimer. Vivre. 

Que vais-je devenir à présent que je suis mort ? Maintenant que l’ultime limite est franchie ? Maintenant que l’éternité me tend les bras ? J’observe les insectes grouillants dévorer mes chairs. Je suis coincé dans cette camionnette à jamais. Mes déplacements ne sont limités que par l’intensité de ma conscience. Je suis à un endroit, avant d’être ailleurs. Pourtant, impossible de sortir d’ici. Comme si même la possibilité de m’imaginer dehors m’était interdite. Je suis frustré, impuissant. Je tourne en rond. La nuit tombe. Je repense à ma vie, à la façon dont je l’ai menée et j’observe mes ossements, mis à nu par les insectes, qui blanchissent peu à peu. Je repense à ce que j’ai accompli, aux choses que j’ai faites, et bientôt la poussière tapisse toutes les surfaces intérieures. La lumière de la lune traverse la carrosserie trouée par endroits, déchirant l’air poussiéreux de raies blafardes. Je me sens comme un poisson pris au piège d’une épave au fond des océans. Comme dans ces reportages de Jacques-Yves Cousteau que Fleur aimait tant. Et déjà, le jour succède de nouveau à la nuit. L’ennui ne s’applique pas aux gens de mon espèce. Le temps glisse imperceptiblement, et j’observe la forêt à travers le pare-brise à moitié arraché de mon tombeau.

Jeunes pousses (3/4) - Kevin et Sabrina

III – Kevin et Sabrina

            C’est comme si j’avais dormi mille ans. Ma conscience, dissoute, éparpillée, se rassemble peu à peu. Le soleil se déverse en torrent à l’intérieur du van. Quelqu’un vient d’en ouvrir la porte latérale, me tirant d’une longue méditation. Une, voire plusieurs décennies passées à rêver éveillé, à tenter de sentir le monde changer. Mais rien n’a changé, dehors la forêt est immuable. Verte et sombre. L’inconnu qui m’a tiré de ma transe se tient sans bouger dans l’ouverture de la porte. Il s’appelle Kevin, je l’apprends en le sondant du regard. Quels drôles de vêtements il porte. Chaussettes blanches remontées par-dessus un pantalon de survêtement, un épais blouson à capuche étoffe sa mince silhouette, une casquette beige à motif écossais comme déposée sur le sommet du crâne. Le tout donne une impression détonante, comme s’il avait choisi des habits au hasard en ouvrant son placard. Mais qui suis-je pour juger ses choix vestimentaires, moi qui arborais pattes d’eph’ et T-shirts bariolés quand mes congénères évoluaient en vestes anthracite, attaché-case et raies gominées. Il reste là, tétanisé, la bouche entrouverte dans une expression idiote de surprise. Sa peau, déjà très pâle, vire presque au transparent sous le coup de l’émotion. Son regard glisse sur mes os blanchis, sonde les orbites vides de mon crâne brisé. « Sabrinôôô ! Viens vouar s’teu plé ! » s’écrie-t-il en s’écartant rapidement du véhicule à l’abandon. Quel bel accent que celui du Nord. « Sabrinôôô ! » appelle-t-il encore d’une voix tremblante sans cesser de reculer. La voie est libre, la porte est grande ouverte. Enfin, je peux admirer le paysage au lieu de le deviner. À défaut de pouvoir sortir, cela me suffit. Si près de la liberté et pourtant à jamais prisonnier. Kevin revient déjà, traînant une jeune fille par le bras, la fameuse Sabrina. « Mais j’en ai rien à faire d’ton camion d’brin lô ! » Dix-sept ans, trop maquillée, les cheveux teints en noir, le corps engoncé dans des vêtements qui semblent trop petits, pantalon de jogging noir et rose et T-shirt bleu ciel. Un petit boudin aux joues rouges et au regard torve. « Viens j’te dis ! Tu peux voir les trucs comm’ eut’ mémé, alors faut qu’te r’gardes dans l’van ! » continue de la presser Kevin. Elle se laisse faire de mauvaise grâce et arrive en trottinant devant la porte coulissante grande ouverte. Elle se fige et me dévisage. Ce n’est pas ma dépouille qu’elle fixe de la sorte, mâchonnant son chewing-gum d’un air bovin, c’est bien moi. Elle me voit. « Y a un fantôme dans eut’van bébé. T’es sûr qu’tu l’veux toujours ? » Kevin du haut de ses quinze printemps, semble accuser le coup. « J’savais bien que c’était trop bô çô…Je trouve un bô van comme çô…et pis y a un type mort dedans. J’ai vraiment pô de chance quô mém’… ». Il se laisse tomber sur les fesses et contemple le Volkswagen d’un air triste. Sabrina m’observe en ruminant. Le temps passe, sans paroles, dans les bruissements. Au bout d’un moment il se relève et vient rejoindre sa douce d’un pas décidé, vrillant de ses yeux bleus les orbites vides de mon crâne blanc. À défaut de pouvoir voir mon spectre, il s’adresse à mes os « Et ben j’ m’en fous si ya un fantôme ! Et ben quoi. T’es mort le fantôme, moi j’suis vivant. J’ai plein de trucs à faire, et j’ai besoin de c’ van. Alors qu’tu veuilles ou non, bah j’vais l’réparer. Et puis ensuite avec  Sabrinô, on va s’barrer de c’coin pourri et pis on va voir comment c’est ailleurs. C’est sûrement bien mieux qu’ici en tout cas. Et puis je ferai quequ’chose de ma vie. Ici y a rien. YA RIEN DU TOUT ! QUE D’CHI ! J’veux pô rester lô et mourir sans rien avoir fait. Alors j’vais réparer c’van et puis on va s’en aller. T’entends ? Que tu veuilles ou pô…» Du changement dans cette forêt qui ne semblait plus vouloir bouger. La promesse de choses nouvelles. Deux jeunes pousses viennent d’arriver. Fragiles mais volontaires. Le cri du changement, le cri du cœur. Le même qui m’avait poussé au volant. Je souris. Je ne peux pas m’en empêcher. Je souris de toute mon âme, parce que les choses vont changer. Je vais quitter cet endroit, avec eux, et partir à nouveau sur les routes. «Ç’a pô l’air de l’déranger bébé. »  lui dit-elle en me lançant un coup d’œil mauvais.

Jeunes pousses (4/4) - Sur la route

IV – Sur la route

            Ils cherchaient un coin tranquille pour faire l’amour et ils étaient tombés sur ma camionnette. Imbéciles et insoumis. Des adolescents, déjà à l’étroit dans ce village qui ne leur promet aucun avenir. En rupture totale avec des parents qui ont lâché prise, écœurés par leur propre pauvreté. J’en apprends un peu plus à chaque fois qu’ils viennent. Elle ramène une glacière avec de quoi boire et manger. Il ramène ses outils. Elle fait comme si je n’étais pas là. Elle lit des magazines, consulte son petit téléphone de poche, et range pendant qu’il s’affaire sur la carrosserie, change les pneus, répare le moteur, la direction, et tant encore. Il y a toujours quelque chose à faire, une pièce à changer, un écrou à visser, de la peinture à étaler. Il cumule les petits boulots pour pouvoir s’acheter le matériel. Le lycée, il n’y fait guère plus que quelques siestes quand il prend le temps d’y passer. Je l’aime bien Kevin. Un petit bête comme ses pieds, mais avec de la suite dans les idées. Un manuel, avec une détermination à toute épreuve. La première chose qu’il fait en arrivant c’est me saluer « Bonjour m’sieur le fantôme ». En repartant pareil « Au revoir m’sieur le fantôme ». C’est lui qui s’est occupé d’enterrer mes restes dans la forêt. Simplement, sans cérémonie. Une prière, un signe de croix. Vraiment, je l’aime bien. Elle, je ne sais pas. Son esprit reste hermétique à mon regard. Elle ne dit jamais rien, et quand elle ouvre la bouche, c’est pour se moquer de lui « Arrête de dire bonjour au fantôme, t’es bien idiot comme eut’père ! » ensuite elle part d’un rire mauvais avant de se replonger dans ses magazines, allongée dans mon lit. Jamais je ne l’ai entendu dire « Je t’aime ». Il n’y prête jamais attention et se contente de sourire. C’est sans doute leur façon de fonctionner. Elle l’aime en tout cas. Ça se voit à la manière qu’elle a de l’observer, de le toucher quand ils sont côte à côte, ses bras l’entourant jalousement. Parfois, elle sort le retrouver et ils s’embrassent. Comme des adolescents, passionnément, dans une effusion démonstrative, pleine de langue et de salive. Étreinte aussi touchante que dégoûtante. Elle l’entraîne sur le lit à sa suite. Ils se déshabillent avec empressement et font l’amour blottis l’un contre l’autre. Se serrant de toute leur force comme s’ils risquaient à tout moment de s’envoler. Souvent, elle me regarde, les yeux fiévreux, la peau perlant de sueur. À quoi pense-t-elle ? Quand c’est fini, ils fument une cigarette ensemble et puis chacun reprend son poste. Elle, à ses magazines, lui sa mécanique. Ce petit manège dure bientôt depuis un an, et enfin aujourd’hui, le moteur se décide à démarrer. La surprise. Elle lève la tête de sa revue, il reste interdit, le volant tremblant entre les doigts. « C’pô trop tôt » lâche-t-elle, un sourire aux lèvres. Kevin, la bouche grande ouverte enlève sa casquette et pousse un long cri en faisant vrombir le moteur du plat du pied « VRRRROUUUUM! ». Le moteur tourne, l’embrayage embraye, la direction dirige, les suspensions suspendent et les roues roulent. Le van avance et Kevin est bien incapable de fermer la bouche. Il entame un slalom au ralenti entre les arbres. Le tapis de feuilles mortes crépite sous les pneus, la vie qui y grouillait s’enfuit surprise par le vacarme. « Pô trop vite idiot, tu vas m’faire tomber. J’veux pas finir comme l’ot’ lô.» lance-t-elle à mon adresse. Elle se met à rire. Son gloussement agaçant est bientôt rejoint par celui aigu de Kevin qui fait semblant de ne plus rien contrôler et tourne le volant dans tous les sens. Leurs jours de misères s’achèvent enfin. À partir d’aujourd’hui commence leur vie. Mes deux jeunes pousses. Leur excitation me gagne. Plus d’autre limite à présent que le niveau d’essence dans le réservoir : le monde vous appartient, plus rien ne peut vous arrêter. À part peut-être ce rang serré de jeunes bouleaux qui barre le chemin au Volkswagen. Leur rire s’étouffe, mais le petit ne perd pas son optimisme. « C’pô grav’ çô. J’vais demander au père de Didier de m’prêter sa tronçonneuse et demain on est parti d’ici. ». La nuit tombe déjà, l’occasion de tester les phares du véhicule, l’occasion de quelques galipettes pour fêter leur bonne fortune. Ils me quittent débraillés et hilares, le cœur empli de quelque chose de nouveau. Je la surprends même à me sourire. À demain les enfants. Bientôt sur la route.

            Le lendemain, ni Kevin, ni Sabrina. Le jour suivant non plus. Les clés sont sur le contact, le van est prêt à partir, mais personne ne vient. Que leur est-il arrivé ? Les jours passent, les nuits se succèdent. Les saisons défilent. La rouille entame l’horrible peinture blanche que Kevin avait choisie. Il ne reviendra plus. Ni lui, ni elle. Mais si ce n’est eux, quelqu’un d’autre viendra. Les clés sont sur le contact, le van est prêt à partir. Ne manque plus qu’un chauffeur. Je regarde à la fenêtre, attendant sa venue, inlassablement. L’éternité ne m’effraie pas, j’ai quelque chose à attendre. Bientôt sur la route.