samedi 10 août 2013

Jeunes pousses (4/4) - Sur la route

IV – Sur la route

            Ils cherchaient un coin tranquille pour faire l’amour et ils étaient tombés sur ma camionnette. Imbéciles et insoumis. Des adolescents, déjà à l’étroit dans ce village qui ne leur promet aucun avenir. En rupture totale avec des parents qui ont lâché prise, écœurés par leur propre pauvreté. J’en apprends un peu plus à chaque fois qu’ils viennent. Elle ramène une glacière avec de quoi boire et manger. Il ramène ses outils. Elle fait comme si je n’étais pas là. Elle lit des magazines, consulte son petit téléphone de poche, et range pendant qu’il s’affaire sur la carrosserie, change les pneus, répare le moteur, la direction, et tant encore. Il y a toujours quelque chose à faire, une pièce à changer, un écrou à visser, de la peinture à étaler. Il cumule les petits boulots pour pouvoir s’acheter le matériel. Le lycée, il n’y fait guère plus que quelques siestes quand il prend le temps d’y passer. Je l’aime bien Kevin. Un petit bête comme ses pieds, mais avec de la suite dans les idées. Un manuel, avec une détermination à toute épreuve. La première chose qu’il fait en arrivant c’est me saluer « Bonjour m’sieur le fantôme ». En repartant pareil « Au revoir m’sieur le fantôme ». C’est lui qui s’est occupé d’enterrer mes restes dans la forêt. Simplement, sans cérémonie. Une prière, un signe de croix. Vraiment, je l’aime bien. Elle, je ne sais pas. Son esprit reste hermétique à mon regard. Elle ne dit jamais rien, et quand elle ouvre la bouche, c’est pour se moquer de lui « Arrête de dire bonjour au fantôme, t’es bien idiot comme eut’père ! » ensuite elle part d’un rire mauvais avant de se replonger dans ses magazines, allongée dans mon lit. Jamais je ne l’ai entendu dire « Je t’aime ». Il n’y prête jamais attention et se contente de sourire. C’est sans doute leur façon de fonctionner. Elle l’aime en tout cas. Ça se voit à la manière qu’elle a de l’observer, de le toucher quand ils sont côte à côte, ses bras l’entourant jalousement. Parfois, elle sort le retrouver et ils s’embrassent. Comme des adolescents, passionnément, dans une effusion démonstrative, pleine de langue et de salive. Étreinte aussi touchante que dégoûtante. Elle l’entraîne sur le lit à sa suite. Ils se déshabillent avec empressement et font l’amour blottis l’un contre l’autre. Se serrant de toute leur force comme s’ils risquaient à tout moment de s’envoler. Souvent, elle me regarde, les yeux fiévreux, la peau perlant de sueur. À quoi pense-t-elle ? Quand c’est fini, ils fument une cigarette ensemble et puis chacun reprend son poste. Elle, à ses magazines, lui sa mécanique. Ce petit manège dure bientôt depuis un an, et enfin aujourd’hui, le moteur se décide à démarrer. La surprise. Elle lève la tête de sa revue, il reste interdit, le volant tremblant entre les doigts. « C’pô trop tôt » lâche-t-elle, un sourire aux lèvres. Kevin, la bouche grande ouverte enlève sa casquette et pousse un long cri en faisant vrombir le moteur du plat du pied « VRRRROUUUUM! ». Le moteur tourne, l’embrayage embraye, la direction dirige, les suspensions suspendent et les roues roulent. Le van avance et Kevin est bien incapable de fermer la bouche. Il entame un slalom au ralenti entre les arbres. Le tapis de feuilles mortes crépite sous les pneus, la vie qui y grouillait s’enfuit surprise par le vacarme. « Pô trop vite idiot, tu vas m’faire tomber. J’veux pas finir comme l’ot’ lô.» lance-t-elle à mon adresse. Elle se met à rire. Son gloussement agaçant est bientôt rejoint par celui aigu de Kevin qui fait semblant de ne plus rien contrôler et tourne le volant dans tous les sens. Leurs jours de misères s’achèvent enfin. À partir d’aujourd’hui commence leur vie. Mes deux jeunes pousses. Leur excitation me gagne. Plus d’autre limite à présent que le niveau d’essence dans le réservoir : le monde vous appartient, plus rien ne peut vous arrêter. À part peut-être ce rang serré de jeunes bouleaux qui barre le chemin au Volkswagen. Leur rire s’étouffe, mais le petit ne perd pas son optimisme. « C’pô grav’ çô. J’vais demander au père de Didier de m’prêter sa tronçonneuse et demain on est parti d’ici. ». La nuit tombe déjà, l’occasion de tester les phares du véhicule, l’occasion de quelques galipettes pour fêter leur bonne fortune. Ils me quittent débraillés et hilares, le cœur empli de quelque chose de nouveau. Je la surprends même à me sourire. À demain les enfants. Bientôt sur la route.

            Le lendemain, ni Kevin, ni Sabrina. Le jour suivant non plus. Les clés sont sur le contact, le van est prêt à partir, mais personne ne vient. Que leur est-il arrivé ? Les jours passent, les nuits se succèdent. Les saisons défilent. La rouille entame l’horrible peinture blanche que Kevin avait choisie. Il ne reviendra plus. Ni lui, ni elle. Mais si ce n’est eux, quelqu’un d’autre viendra. Les clés sont sur le contact, le van est prêt à partir. Ne manque plus qu’un chauffeur. Je regarde à la fenêtre, attendant sa venue, inlassablement. L’éternité ne m’effraie pas, j’ai quelque chose à attendre. Bientôt sur la route.

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