dimanche 19 février 2012

Le vampire

Je hante souvent ce genre d’endroits. Aujourd’hui c’est un concert, hier une lecture, demain un théâtre peut-être. Des lieux de culture, des lieux de passion. Hanter c’est le bon mot. Je déambule et n’adresse jamais la parole à personne. Je suis là, mais aucun ne me remarque, je suis tout le monde et personne à la fois. Tant mieux. Ce soir l’endroit est petit, la cave d’un bar dans le XIe arrondissement de Paris. Je suis venu assister au concert d’un groupe dont je ne me souviens plus le nom. Un article dans un journal des spectacles a fait tilté mon intuition. « Charlotte, la chanteuse est à suivre de très près. Un talent insolent… ». Prometteur. Rapide regard à la ronde. Les gens sont occupés à boire leur bière au gobelet, à discuter entre amis, à tenter de séduire l’autre sexe dans cette semi-obscurité moite. Comment sera-t-elle ? Est-ce qu’elle sera à la hauteur ? Je n’ai pas pu m’empêcher d’anticiper cette soirée, je suis un peu à cran, mes poings sont serrés par la nervosité. Etirer ses doigts dans un craquement et boire une lampée de mauvaise bière. Penser à autre chose, mais je n’y arrive pas. J’ai tellement hâte de la voir se consumer. Son regard quand les flammes viendront la souiller. J’espère qu’elle est jolie.

La tension a légèrement grimpé dans la salle, les musiciens sont déjà sur scène et s’installent aux instruments. Le bassiste en nœud papillon et chemise à carreaux fait du slapping pour passer le temps. La guitare d’accompagnement, un asiatique à la dégaine de vieux hippie, s’accorde en silence d’un air absorbé. Le batteur, un grand type rondouillard au visage jovial, scrute la foule à travers ses grandes lunettes rectangulaires, assis sur son tabouret, les bras croisés. La guitare solo est un grand gothique aux cheveux filasses et à la barbe rousse. C’est un assemblage très étrange que ce groupe là. Ne manque plus que la voix. Les musiciens s’accordent et n’attendent plus qu’elle. Je suis bien plus impatient qu’ils ne peuvent l’être. De ce concert dépend ma survie. Mes yeux sont fixés sur le micro et son pied au centre de la petite scène. Et si j’étais déçu ? Et si une grande blonde sans saveur se présentait alors pour chanter d’une voix criarde ? Je ne sais pas. Il ne faut pas que j’y pense.

« Ah, enfin la voilà ! » annonce le bassiste dans le micro. On applaudit, les gens sourient d’un air complice. Je me retourne anxieux. Une douce voix aigüe déplace les gens non-loin de moi. Un petit bout de femme tente de se frayer un chemin. Une brune aux formes généreuses, les joues rosies par la chaleur, un large sourire gêné illumine son visage. Les deux bras tendus vers le ciel, elle tente de protéger ses deux gobelets de bière tout en avançant à petit pas. « Pardon, pardon » s’excuse-t-elle avec une voix sucrée. Les gens s’écartent, je l’entre-aperçois. La robe tunique rouge à motif qu’elle porte ondule et glisse sur sa peau à chaque pas, soulignant tour à tour la profondeur de son décolleté, la finesse de sa taille, l’épanouissement de ses hanches généreuses. Dans sa traversée elle m’effleure et déjà je sens son parfum me monter à la tête. Une flamme m’échappe malgré moi et vient lécher mon bras. Un rapide coup d’œil à la ronde, personne n’a remarqué quoi que ce soit. Il faut que je me calme sinon je vais tout gâcher. Charlotte arrive sur scène et dépose ses bières avant de commencer un petit speech d’introduction. Ca ne m’intéresse pas, j’écoute distraitement et bois quelques gorgées de bière. Je veux qu’elle chante. Elle a fini et se retourne vers le groupe, toujours souriante, mais plus concentrée. Tous échangent un regard sans parler, les doigts se préparent sur les instruments, les baguettes du batteur claquent plusieurs fois. Enfin, ça va commencer.

Quelques mesures d’intro et puis elle décolle avec une note jaillissant comme l’eau de la source. Une voix suave, cuivrée, légèrement aigüe. Le son est clair et puissant, comme sortie d’une clarinette. La note se poursuit, elle ne semble jamais vouloir s’arrêter. Ses yeux sont perdus quelque part au dessus de nos têtes. Elle serre amoureusement le micro près de sa bouche, comme pour lui susurrer quelque proposition indécente. Les pieds immobiles, ses jambes glissent l’une contre l’autre dans un tic nerveux des plus agréables à regarder. Sa robe remonte peu à peu dévoilant un peu plus ses cuisses blanches, vision d’un érotisme ravageur. La note dure encore. Ses yeux se ferment, son corps se cambre tendant la robe sur ses seins pleins et son petit ventre enfantin. A court d’air, elle se redresse avec un sourire plein d’extase. Les gens applaudissent, sifflent, la musique s’intensifie. J’en ai oublié de respirer. Pantelant, je la regarde entamer, espiègle, quelques petits pas de danse. Chacun de ses gestes est emprunt d’une sensualité oppressante. Un charme enfantin et un corps de femme. Et quelle voix. Je l’entends encore résonner en moi, cette note infinie. La température monte d’un cran et je ne fais guère plus d’effort pour l’empêcher de s’envoler. Autour les gens s’écartent, manquant de se brûler, et me regardent sans comprendre. La chanson se poursuit et la voilà qui improvise un scat sur le solo du guitariste. Elle bouge lentement, féline. Ses lèvres charnues embrassent le micro, son corps ondule au ralenti. Les notes jaillissent, fusent en tous sens. Vibrantes, claires, colorées. La guitare lui fait écho et la batterie souligne la prouesse avec un rythme jazzy. Ses pieds ne touchent plus Terre, son corps dégage une chaude lumière, sa robe remonte toujours plus haut sur ses cuisses. Mes pensées se brouillent, ma poitrine est douloureuse. Le rouge de ses lèvres, le blanc de sa peau, le rose de ses joues, ses cheveux collés à la rosée de son front fiévreux. Cette voix qui n’est pas d’ici, surnaturelle, un talent sans limite. Je n’en peux plus.

D’un bond je la rejoins sur scène. Personne n’a rien vu venir, c’est une vitesse qu’ils ne peuvent appréhender. Prestement j’envoie voler le micro et son pied puis la saisit par les bras. Elle me regarde, interdite, terrifiée, pressentant l’issue funeste de sa représentation. La dernière. Je peux enfin libérer le feu qui m’habite. Comme une bouteille d’eau que l’on renverse, les flammes se déversent, roulent, bondissent sur la scène et nous entourent. Dans la salle, plus aucun bruit, plus un mouvement, que le crépitement du brasier entourant. Le temps ne s’écoule plus que pour le bourreau et sa jolie victime. En dehors des flammes, le monde est immobile, figé dans des applaudissements, dans une discussion. Ils dansent sans bouger, sautent sans jamais retomber, crient sans bruit. Elle les regarde, impuissante, ils ne peuvent rien pour elle. Le désespoir l’envahit. Déjà les flammes la dépouillent de sa robe. Apercevoir son corps nu caressé par le feu, me rend fou. D'innombrables langues brûlantes la lèche avec avidité, ses jambes, ses hanches, son sexe, ses seins. Je veux la posséder tout entière, lui voler jusqu'à son âme. Les flammes deviennent assassines, la scène est un brasier déchaîné que les musiciens accompagnent en silence, leurs instruments à la main. Elle hurle à présent, une douleur insupportable vrille chaque centimètre carré de sa peau. Dans un effort désespéré, elle tente d’échapper à mon emprise, bat des jambes, secoue son corps convulsivement. C’est peine perdue, aucun coup de ne peut m’atteindre, mon corps n’est pas celui d’un humain, ma force est sans commune mesure. Des cloques se forment sur ses cuisses tremblantes, ses cheveux sont un buisson enflammé, ses bras sont déjà pratiquement carbonisés entre mes mains. Ses yeux se révulsent, son corps est agité de spasmes ridicules, sa bouche ne cesse de s’agrandir dans un cri sans fin. « Ce soir tu es mienne. En échange de ton talent, ta beauté, ton énergie et ta vie, en moi tu vivras éternellement. ». Toujours les mêmes mots pour achever le rituel, et posant mes lèvres sur les siennes, je mets fin à son supplice. Le feu la pénètre, s'insinue, la dévore de l’intérieur et consume ce qui peut encore rester d’intact en elle. Ne subsiste alors que la cendre.

Je suis déjà loin lorsque le temps reprend enfin son cours dans la salle de concert. Pour eux, une seconde à peine s'est écoulée. En lieu et place de leur chanteuse ils trouvent un tas de cendre et l'odeur âcre de mon passage. Ils ne pourront jamais comprendre ce qui s'est déroulé ce soir, pathétiques marionnettes. J’arpente les trottoirs mouillés de Paris sans but particulier. Je pense à elle. A sa voix. A ce moment d'exquise communion. Elle est en moi à présent, comme tant d’autres. Grâce à elle, je vivrais quelques années supplémentaires. C'était une belle soirée, j'ai le coeur en fête, heureux de l'avoir rencontré. Je prends le chemin du retour, songeant à de futures rencontres, fredonnant un air entêtant, entendu il n'y a pas si longtemps.

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